Parmi les grands penseurs du monde musulman médiéval, Ibn Khaldoun occupe une place à part. Né à Tunis en 1332, il se présente non seulement comme historien, mais aussi comme un observateur du social, du politique, bref de la vie humaine dans toutes ses dimensions. Son œuvre majeure, la Muqaddima, n’est pas seulement un manuel d’histoire : c’est une tentative — audacieuse, parfois contestable — de penser comment les sociétés naissent, vivent, déclinent.
Quand il porte son regard sur les Berbères, ce peuple autochtone d’Afrique du Nord, il ne se contente pas de cataloguer des tribus ou de dresser un inventaire descriptif ; il interroge leurs origines, leurs modes de vie, leur rôle dans les grandes dynasties, et surtout la dynamique qu’ils portent.
Cet article propose d’explorer la vision d’Ibn Khaldoun sur les Berbères : leurs racines, leurs traits sociaux et culturels, leur place historique — et, naturellement, les limites de son regard à lui, marqué par son temps.

Table of Contents
Contexte intellectuel d’Ibn Khaldoun
Un homme entre théologie, diplomatie et histoire
Ibn Khaldoun est né dans une famille d’origine andalouse, implantée à Tunis, il fut formé à la théologie, au droit, à la grammaire et à la logique, tradition typique d’un savant sunnite de son époque. Encyclopedia Britannica Muslim Philosophy
Mais ce qui fait sa singularité, c’est que son chemin ne s’arrête pas aux livres. Il est aussi diplomate, conseiller politique, juriste ; il connaît les cours royales du Maghreb, les intrigues, la fragilité du pouvoir. Cette double posture — érudit et acteur politique — lui donne un point de vue mêlé : il voit les tribus, les dynasties, les empires, non comme des abstractions mais comme des réalités mouvantes.
Une méthode novatrice : l’asabiyya et le cycle des civilisations
Dans sa Muqaddima, Ibn Khaldoun formule ce qu’on pourrait appeler une « sociologie » avant l’heure : il analyse les sociétés comme des organismes vivants. Deux de ses notions‑phare :
- ‘Asabiyya (l’esprit de corps, la solidarité tribale) : selon lui, c’est elle qui fonde la montée des groupes sociaux dans l’histoire.
- Le cycle de montée/déclin des États : un groupe uni par l‘asabiyya conquiert, bâtit, décline quand cette cohésion se dissout.
Cette grille théorique va lui permettre d’analyser, entre autres, le cas des Berbères du Maghreb.

Origines et identité des Berbères selon Ibn Khaldoun
Un peuple ancien et autonome
Ibn Khaldoun évoque les Berbères comme « un peuple puissant, nombreux, véritable comme tant d’autres que le monde a vus » : « The Berbers belong to a powerful, formidable, and numerous people; a true people like so many others… » A-Z Quotes
Il indique que leur présence en Afrique du Nord précède l’arrivée des Arabes — un point important puisqu’il affirme que les Berbères ne sont pas simples « vasaux de l’histoire arabe », mais acteurs à part entière.
Une classification tribale
Pour structurer son propos, Ibn Khaldoun distingue de grands groupes berbères : Sanhadja, Zenata, Masmouda. Chaque ensemble porte ses particularités — zones d’implantation, mode de vie, degrés d’organisation tribale.
Il ne s’agit pas d’un découpage rigide comme en ethnologie moderne : il fonctionne à partir de traits qu’il observe : le lieu (montagne, plaine), la mobilité, la force de l’esprit tribal.
Langue, coutumes et résistance
Il remarque que ces peuples ont su préserver, malgré les vagues extérieures (romaines, arabes, ottomanes), une certaine autonomie culturelle : langue, coutumes, solidarité tribale. Cette résistance à l’assimilation est liée, selon lui, à leur mode de vie souvent rural ou semi‑nomade, dans des régions peu accessibles.

Caractéristiques sociales et culturelles
Vie tribale et autonomie
Dans la vision d’Ibn Khaldoun, les Berbères sont attachés à la vie tribale. Leur mode de vie — parfois pastorale, parfois agricole, souvent dans des zones montagneuses — leur confère une liberté particulière, loin des centres de pouvoir urbains. Cela les place dans une posture double : autonomes, mais aussi en tension avec les États centralisés.
L’asabiyya comme fondement de leur cohésion
L’asabiyya est pour lui l’élément clé de la solidarité interne. Chez les Berbères, cette force de corps permet de résister aux empires et de s’organiser politiquement. Ce sont des groupes soudés, capables de s’unir pour imposer un ordre — temporaire — voire fonder des dynasties.
Une adaptation pragmatique
Ibn Khaldoun souligne aussi leur capacité d’adaptation : qu’il s’agisse de conquêtes, de réformes religieuses ou de nouvelles hiérarchies politiques, les Berbères ne sont pas figés. Quand l’occasion se présente, ils peuvent fusionner leur esprit tribal avec une forme d’État. Toutefois, il ajoute que ce « succès » s’accompagne toujours d’un risque : celui de la perte de l’‘asabiyya, donc de la cohésion interne.
Religion, autorité et communauté
Il note que dans les sociétés berbères, bien que la religion (l’islam) soit présente et importante, elle ne s’impose pas toujours de la même façon que dans les centres urbains arabes. L’autorité s’exerce parfois par consensus tribal plutôt que par hiérarchie religieuse stricte. Cela ne veut pas dire absence de religion : mais insertion de la religion dans un tissu social fortement communautaire.
Rôle historique dans le Maghreb
Fondateurs de dynasties
L’un des apports majeurs de la réflexion d’Ibn Khaldoun est de restituer aux Berbères un rôle central dans l’histoire politique du Maghreb. Il rappelle que deux grandes dynasties — les Almoravides et les Almohades — sont d’origine berbère. Ces dynasties ont su mobiliser des tribus autour d’un projet religieux ou politique, construisant ainsi des États puissants qui s’étendaient jusqu’à l’Espagne musulmane.
Le cycle berbère selon Ibn Khaldoun
Ibn Khaldoun voit dans ces dynasties l’illustration de son schéma : montée à partir de l’‘asabiyya, apogée, puis déclin au moment où la cohésion disparaît. Il explique que lorsque le lien tribal s’affaiblit — par la richesse, l’héritage, la bureaucratie — l’État perd sa vigueur. Ainsi, les Berbères sont à la fois ceux qui fondent les empires et ceux qui, à terme, en voient le déclin.
Résistance et autonomie permanente
Mais l’histoire des Berbères n’est pas seulement dynastique. Elle est aussi résistance. Ibn Khaldoun insiste sur le fait que les Berbères n’ont jamais été pleinement intégrés dans les systèmes dominants à long terme. Leur géographie, leur culture tribale, leur mode de vie ont toujours constitué un espace d’autonomie, parfois d’opposition.
Une vision critique mais respectueuse
Ce qui distingue la posture d’Ibn Khaldoun, c’est qu’il ne réduit pas les Berbères à des sauvages ou à des sujets de l’histoire arabe. Il les reconnaît comme un peuple à part entière, avec ses forces et ses faiblesses, sa propre dynamique historique.
Apports et limites de l’analyse d’Ibn Khaldoun
Apports : reconnaissance et conceptualisation
L’un des grands mérites d’Ibn Khaldoun est d’avoir donné aux Berbères une place dans l’histoire intellectuelle de l’Afrique du Nord. Il ne les présente pas seulement comme « les autres », mais comme acteurs. Il applique ses concepts — ‘asabiyya, cycle des civilisations — à leur cas, ouvrant une réflexion plus large sur le politique.
De plus, il rompt avec les récits simplistes ou folkloriques : son approche est enracinée dans l’observation sociale, le déplacement géographique, les relations de pouvoir.
Limites : contexte, sources, catégories
Cela dit, son analyse porte aussi les marques de son époque. Certaines de ses hypothèses sur les origines des Berbères — par exemple la descendance de peuples orientaux ou de tribus yéménites — relèvent davantage de la tradition orale ou de la généalogie légendaire que de preuves archéologiques solides.
En outre, sa classification tribale, même si utile, ne correspond pas toujours aux catégories que l’anthropologie contemporaine utiliserait. Enfin, la notion d’‘asabiyya, bien que féconde, est parfois appliquée de manière trop mécanique, réduisant la complexité des sociétés berbères.
Approche historique actualisée
Aujourd’hui, à la lumière de recherches plus récentes, on sait que la réalité berbère est encore plus complexe : mélange de sédentaires et de nomades, diversité linguistique (dialectes amazighs), interaction continue avec les Arabes, les Romains, les Ottomans. Ainsi, le texte d’Ibn Khaldoun reste utile, mais doit être lu comme un document de son temps, et non comme une vérité absolue.
Tableau récapitulatif
| Thème | Points majeurs chez Ibn Khaldoun | Observations critiques |
|---|---|---|
| Origines et identité | Présence ancienne en Afrique du Nord, classification Sanhadja/Zenata/Masmouda | Fondée sur des traditions orales, peu de preuves modernes |
| Mode de vie et structure sociale | Vie tribale, semi‑nomade ou rurale, ‘asabiyya forte | Simplifications possibles, ne saisit pas toute variation |
| Rôle historique | Fondateurs d’empires berbères, dynamique de montée et déclin | Ignore certains aspects urbains ou intégrés chez les Berbères |
| Apports méthodologiques | Usage d’une sociologie historique, reconnaissance des Berbères | Concepts appliqués parfois de façon rigide |
La vision qu’a offerte Ibn Khaldoun des Berbères est riche et nuancée : loin de les cantonner à un arrière‑plan, il les inscrit dans l’histoire du Maghreb comme acteurs à part entière. Il met en lumière leur esprit de corps, leur autonomie, leur rôle politique — tout en ne dissimulant pas les tensions, les divisions internes, les défis. Certes, son regard est marqué par les cadres culturels et méthodologiques de son époque.
Mais c’est justement ce qui le rend intéressant : nous avons non seulement une description d’un peuple, mais aussi une œuvre réflexive d’un homme de son temps qui tente de comprendre « comment les sociétés tiennent ensemble et comment elles tombent ».
En fin de compte, relire Ibn Khaldoun aujourd’hui, c’est aussi réfléchir à la manière dont l’histoire se raconte à qui la raconte et dans quel but. Les Berbères, sous sa plume, ne sont pas seulement un objet d’étude : ils sont une clé pour penser l’histoire, le pouvoir et la culture.

